La crise post-électorale ivoirienne de 2010-2011 ayant débuté après le second tour du scrutin présidentiel en le Président Laurent Gbagbo et son rival Alassane Ouattara avait plongé le pays dans un chaos indescriptible.

Tout a commencé par un différend électoral, à la suite de fraudes massives présumées.

Le président sortant Laurent Gbagbo, reconnu vainqueur des élections par le Conseil constitutionnel alors que son rival, Alassane Ouattara, reconnu par la Commission électorale indépendante et la communauté internationale. Cette rivalité de pouvoir a fini par pencher du côté du plus fort et s’est naturellement soldée par l’arrestation du président Laurent Gbagbo le 11 avril 2011. Rappelons à toutes fins utiles que ce conflit armé de cinq mois a occasionné au moins la mort de 3 000 personnes et plus de 150 femmes violées par les forces armées des deux parties en conflit.

Mais après plus d’une décennie passée à la Cour Pénale Internationale, Laurent Gbagbo a regagné sa terre natale dans un climat de grande fête. L’analyse de ce retour au bercail est ici faite par le politologue Mathias Hounkpè, administrateur du programme de gouvernance politique à Osiwa, entendez Open Society Initiative for West Africa. Lisez plutôt…


Dr Mathias Hounkpe vous êtes administrateur du programme de gouvernance politique à Osiwa, quelle lecture faites-vous du retour du Président Gbagbo à Abidjan ?

 A mon avis, le retour du Président Gbagbo en Côte d’Ivoire ramène les Ivoiriens, je dirais surtout les leaders politiques ivoiriens, devant leurs responsabilités en ce qui concerne la guérison des traumatismes découlant de la crise de 2010-2011. Et ceci pour deux raisons.

 Premièrement, la justice internationale/extérieure, qui n’a jusque-là poursuivi qu’une partie des protagonistes de la crise de 2010-2011 (et donc qui est perçue comme partiale), n’a pas pu établir la culpabilité du président Gbagbo et de son co-accusé.

 Deuxièmement, le fait que les décisions de la justice ivoirienne relatives à cette crise sont également perçues comme partisanes/instrumentalisées diminue considérablement leurs importances dans la situation des responsabilités et l’identification des coupables éventuels.

 En d’autres termes, nous sommes dans la situation où, alors que des victimes sont connues, les institutions formelles (notamment la justice), nationales ou internationales, ne permettent pas d’identifier et de sanctionner, de manière raisonnablement objective, les coupables.

 Dans une telle situation, la responsabilité de la recherche de voie de sortie repose largement sur les épaules des leaders politiques et dans une certaine mesure sur celles de toutes les personnes dont les voix portent dans la société.

Dr Mathias Hounkpe, c’est désormais la fin d’un long exil politique pour Laurent Gbagbo. Quels sont vos sentiments ?

 A mon avis, il faut saluer le fait qu’une fois que la CPI (Cour Pénale Internationale) a rendu sa décision, l’on soit en train d’en tirer toutes les conséquences. A savoir, par exemple, de permettre au Président Gbagbo et à M. Blé Goudé de rentrer dans leur pays et de jouir de leurs libertés et droits fondamentaux de citoyens Ivoiriens. Comme vous le voyez, le Président Gbagbo, le seul à être rentré pour le moment, circule librement en Côte d’Ivoire et peut sortir du pays et y revenir sans entrave. Du moins, c’est le sentiment que l’on a de l’extérieur.

 La gestion des décisions/condamnations de la justice ivoirienne à l’endroit du Président Gbagbo et de M. Blégoudé reste parmi les défis du moment.

Pensez-vous que le paysage politique ivoirien connaîtra un profond bouleversement ?

Il n’y a pas de doute que le retour du Président Gbagbo aura un impact sur le paysage politique ivoirien, surtout, comme cela semble être le cas pour le moment, s’il décide de rester politiquement engagé. Cependant, il me semble trop tôt de dire quelle sera l’ampleur de cet impact.

 Il faut, pour apprécier tout ceci, tenir compte de ce que chacune des grandes formations politiques – FPI, PDCI et RHDP – connaissent des difficultés internes et du fait que les législatives dernières ont montré une sorte de déconnection entre la plupart des partis et les citoyens.

 L’évolution du paysage politique de la Côte d’Ivoire, à la suite du retour du Président Gbagbo, dépendra, en partie tout au moins, de la capacité des leaders politiques à recréer la cohésion au sein de leurs partis et à les reconnecter avec les citoyens.

La crise postélectorale de 2010-2011 a occasionné au moins 3 000 personnes ont été tuées et plus de 150 femmes ont été violées. Quels serait le sentiment des proches des victimes?

Par rapport aux victimes de la crise de 2010-2011, et en ce qui concerne la situation des responsabilités, c’est comme si la Côte d’Ivoire était revenue à la case départ. La situation ne permet pas aujourd’hui à toutes les victimes (de tous les camps) d’obtenir le pardon et la sanction de coupables qui auraient été identifiés de manière objective et irréfutable. Ce qui aurait pu contribuer au processus de guérison des traumatismes vécus par des Ivoiriens à la suite de la crise de 2010-2011.

 Il faut ajouter à ce qui précède que le fait que les initiatives de réconciliation nationale et de réparation des tors subis par les victimes n’aient pas jusque-là porté tous leurs fruits rend encore plus difficile la situation des victimes.

 La situation des victimes et ses conséquences pour la cohésion au niveau communautaire et au niveau national devrait constituer l’une des préoccupations majeures des leaders politiques ivoiriens.

Gbagbo-Ouattara ennemi hier adversaires à vie et aujourd’hui amis à vie. Quelle leçon de vie docteur Hounkpe?

En fait ce sont les 3 leaders politiques qu’il faut prendre en compte.

 Depuis le milieu des années 1990, nous avons vu Gbagbo et Ouattara se liguer contre Bédié, ensuite Ouattara et Bédié se liguer contre Gbagbo et aujourd’hui Bédié et Gbagbo se liguer contre Ouattara. Et de ce point de vue, ces trois leaders (ou ceux qui les soutiennent) dans la poursuite de leurs objectifs politiques, à un titre ou à un autre, directement ou indirectement, peuvent être perçus comme liés aux différentes crises connues par la Côte d’Ivoire. Voilà pourquoi, si j’avais à suggérer une voie de réduction des risques que le pays connaisse encore d’autres crises, je proposerais ce qui suit :

– Que les trois leaders, maintenant que la justice (nationale ou internationale) ne peut pas aider à situer les responsabilités, demandent pardon au peuple ivoirien pour les crises depuis le milieu des années 1990s et lancent des messages de cohésion nationale

– Que les trois leaders puissent envisager l’avenir politique de la Côte d’Ivoire sans que l’un d’entre eux soit nécessairement devant. En d’autres termes, sans que l’un d’entre eux trois redeviennent encore Président de la République

– Que l’espace politique, en particulier celui des élections, soit suffisamment ouvert et juste pour qu’aux prochaines échéances électorales la voix du peuple soit entendue au-delà du doute.

Quel appel avez-vous à lancer aux dirigeants africains ?

A l’endroit des dirigeants africains, et sur la base des leçons que l’on peut tirer de la situation ivoirienne, je dirai essentiellement deux choses.

 Premièrement, lorsque vous avez le pouvoir politique, il faut le gérer avec modération et dans la justice. Parce que la démocratie est faite justement pour que personne ne reste au pouvoir à vie. Lorsque vous brimer les autres (surtout l’opposition) par abus du pouvoir, quelqu’un utilisera les mêmes moyens (instrumentalisation des institutions de l’Etat) pour vous brimer une fois que vous ne serez plus au pouvoir. Et ne vous considérez pas (vous-mêmes, les membres de vos familles ainsi que vos alliés) comme à l’abris parce que vous aurez choisi vous-mêmes vos successeurs (regardez simplement ce qui se passe autour de nous).

 Deuxièmement, travaillez à renforcer l’indépendance de la justice et évitez de nous donner le sentiment, à nous les citoyens, que l’appareil judiciaire est sous votre contrôle. Si vous contribuez à renforcer le système judiciaire de votre pays, cela réduira votre marge de manœuvre aujourd’hui (c’est vrai), mais cela constituera votre rempart contre l’injustice demain. En renforçant en nous, vos concitoyens, ce sentiment que vous contrôlez l’appareil judiciaire, vous réduisez la capacité de la justice de nos pays à aider dans les situations sensibles comme celle d’après la crise de 2010-2011 en Côte d’Ivoire. Et vous nous obligez, nous les africains, à continuer à nous tourner vers la justice régionale et/ou internationale parce qu’on aurait plus confiance en nos justices.

Merci

Réalisé par Romuald Boko