Afghanistan : faits et portée
Un évènement majeur.
La chute de Kaboul remet d’un coup l’Afghanistan au centre des commentaires, avisés ou pas. C’est à l’évidence une défaite majeure pour l’impérialisme nord-américain, et une comparaison vient à l’esprit avec la chute de Saïgon en 1975, dont les échos pèsent à nouveau sur l’état présent de l’Amérique. Il y a cependant des différences majeures.
A Saïgon, les troupes nord-américaines ont fui dans la précipitation. A Kaboul, elles étaient pour l’essentiel déjà parties, malgré les péripéties des derniers jours visant à « sécuriser » la fin de l’évacuation. A Saïgon, les accords de Paris de 1973, pérennisant la division du Vietnam, étaient liquidés par les Vietnamiens. A Kaboul, ce sont les accords signés entre Washington et les talibans le 29 février 2020 à Doha, entre le représentant des talibans reconnus déjà, sans le dire, comme un État, le mollah Baradar, et le représentant du président US Trump, Mike Pompeo, qui sont, par contre, respectés, et qui produisent la victoire de ces derniers. Joe Biden a décidé d’en poursuivre jusqu’au bout la mise en œuvre, prenant officiellement au sérieux la garantie des talibans de ne pas propager ni favoriser d’actes terroristes hors d’Afghanistan, ce dont il rappelle que c’était le motif de l’intervention de 2001. En même temps les États-Unis s’étaient engagés à soutenir le gouvernement en place d’Ashraf Ghani, mais personne de sérieux ne pouvait croire à la résistance de cet appareil d’État fantoche, qui, pour le coup, mérite la comparaison avec celui du Sud-Vietnam.
Alors, certes, Washington aurait préféré un effondrement moins rapide de cet « État » et de son armée, rongés par la corruption, et Biden avait eu une parole imprudente : « En aucun cas, vous ne verrez de gens évacués par le toit de l’ambassade américaine en Afghanistan. » (8 juillet 2021). Cela ne voulait pas dire : nous n’allons pas quitter l’Afghanistan et les talibans ne prendront pas le contrôle de tout le pays, mais cela voulait dire : nous nous sommes entendus avec eux pour éviter que ça se passe comme à Saïgon.
Banco, le 15 août suivant, la photo d’un hélicoptère évacuant « des gens » depuis le toit de l’ambassade US à Kaboul a fait le tour des médias. Mais cela ne signifie pas que les talibans ont vaincu les troupes US en combat singulier, mais simplement que le gouvernement, l’administration et l’armée du gouvernement fantoche ont, une fois que leur sort était scellé, implosé d’un coup, prenant de court les chefs talibans eux-mêmes.
N’était-ce pas, au fond, parfaitement prévisible ? Ce qui est réellement surprenant dans ces faits, c’est l’impéritie des services diplomatiques et de renseignements des puissances « occidentales », qui n’ont pas été capables – l’ont-elles voulu ? – d’évacuer en temps et en heure leurs ressortissants, leurs employés et leurs familles, et qui ont réussi à créer les conditions d’une panique que les dirigeants talibans et nord-américains s’étaient pourtant accordés à éviter !
Analyses standardisées.
La plupart des réactions et des interprétations de cet évènement majeur retardent de 20 ans ou plus dans leur perception des situations. Les plus risibles sont celles des courants ou militants de formation « campiste » pour qui « l’Occident » a toujours nourri islamisme et terrorisme et qui confondent talibans et moudjahidines, c’est-à-dire les « étudiants en religion » des madrasas (sens de talib, au pluriel talibans), et les « combattants » des années 1980 contre l’occupation soviétique, et qui racontent que la victoire des talibans est celle des djihadistes anticommunistes soutenus par l’impérialisme. Nous sommes là dans le mythe, pas dans la réalité. Exemple :
« Les combattants islamistes – qui, de « freedom fighters » du temps où ils luttaient contre l’URSS avec le soutien de l’Occident sont devenus l’incarnation du mal absolu – ont profité du retrait des troupes de la coalition sous leadership américain pour reconquérir l’essentiel du territoire en un temps record. » (première phrase de l’article Afghanistan : reconquête talibane et débâcle américaine du 15 août 2021, sur le site Acta-Zone).
La moindre des choses quand on se veut révolutionnaire serait d’être au courant des faits historiques réels …
Autre exemple (les exemples choisis ici ne proviennent pas de « grands » courants de l’extrême gauche, mais sont très représentatifs de sa culture ambiante) : l’ignorance totale du fait que la situation présente a été, pour l’essentiel, négociée préalablement par Washington et les talibans :
« … l’échec et l’humiliation internationale sont indéniables pour les Etats-Unis. Washington après les attentats de septembre 2001 avait fait de l’intervention en Afghanistan (et plus tard en Irak) la vitrine de sa lutte internationale contre le terrorisme islamiste. C’est en ce sens que la situation est différente de la Syrie où Bachar al-Assad (avec l’aide de la Russie et de l’Iran) a infligé une défaite aux nord-américains et ses alliés. » (site Révolution Permanente, 15 août 2021). Ainsi, pour ces camarades, ce serait « la » défaite exemplaire, la belle défaite, que les talibans, malgré leur « caractère réactionnaire et bourgeois » auraient infligée là, et elle serait plus visible que celle de Syrie.
Un mot sur la Syrie : la défaite en Syrie a été infligée au peuple syrien par l’intervention contre-révolutionnaire de l’impérialisme russe notamment, soutenu de fait par les autres, dont l’impérialisme nord-américain auto-paralysé, notamment par les effets de ses interventions afghane et irakienne. Il n’y a eu aucune « défaite impérialiste » en Syrie …
La moindre des choses quand on se veut révolutionnaire serait d’analyser les faits et non de partir de représentations schématiques et datées. Apparemment les chefs talibans ont su le faire, eux (je vais y revenir). La moindre des choses serait peut-être de ne pas être plus bêtes que les chefs talibans … Reprenons.
Les talibans des années 1990.
C’est après la victoire sur l’occupation soviétique que les talibans sont apparus, pour liquider les seigneurs de la guerre issus des moudjahidines, en 1994. Ils ne sont pas les héritiers de la résistance antisoviétique et ont peu de racines tribales à la différence de celle-ci, recrutant parmi les jeunes garçons réfugiés au Pakistan dans les madrasas. Ils n’étaient pas les combattants nationaux et religieux ayant affronté l’URSS, mais la génération suivante, sans perspectives et sans racines, le vide d’un millénarisme religieux ayant pris place dans ce désert.
Il ne faut donc pas les confondre avec Ben Laden, qui s’est greffé sur eux. Ce grand financier saoudien a, lui, bel et bien hérité son réseau de la coordination des moudjahidines des années 1980 avec l’aide américaine, saoudienne et pakistanaise, et il a attiré sur les talibans l’intervention impérialiste de novembre 2001, consécutive aux crimes de masse du 11 septembre 2001.
L’Afghanistan
L’Afghanistan a toujours passé pour le plus périphérique des pays périphériques, mais ceci est faux, au moins depuis les années 1980.
Né au XVIII° siècle, cet État fut le dernier d’une grande série où convergent les empires arabo-musulmans et les empires asiatiques turco-mongols. La monarchie afghane devint, au XIX° siècle, un tampon entre les impérialismes russe et britannique. Contre l’empire colonial britannique, puis contre le Pakistan, État instable, dépourvu de légitimité nationale, né de la partition indienne de 1947, les couches « modernisatrices » souhaitant un développement capitaliste se sont adossées au voisin soviétique. La révolution iranienne – la révolution prolétarienne précédant la contre-révolution islamiste – et la crise de cet État conduisirent à l’occupation soviétique fin 1979. Une intervention « réactionnaire sur toute la ligne », comme disait Lénine parlant de l’impérialisme.
C’est alors que fut opérée la pleine intégration de l’Afghanistan à l’économie capitaliste mondiale : par les trafics d’armes, la production d’opium et les ONG. En somme, le greffon de la bande des « arabo-afghans », comme on disait alors, de Ben Laden, fut un aspect de cette pleine intégration totalement barbare et tout à fait moderne.
Désordre mondial et États-Unis
Les crimes de masse du 11 septembre 2001 furent le moteur de la tentative d’éruption mondiale et de pleine restauration de la puissance impérialiste étatsunienne, qui a marqué la première décennie du XXI° siècle. « Guerre sans fin contre le terrorisme », « initiative pour un nouveau siècle américain », avec les interventions massives en Afghanistan (2001) et en Irak (2003), ont vu le dernier grand déploiement militaire et financier de la puissance nord-américaine qui, de gardien de l’ordre mondial, commençait à devenir l’épicentre du désordre. L’ouragan Katrina, la crise des subprimes, la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008, l’élection d’un démocrate noir, puis celle d’un mafieux de l’immobilier tenu par les services russes, à la présidence des États-Unis, furent les répliques, au centre, de la défaite politique, morale et donc militaire totale, engendrée par les victoires militaires éclairs d’Afghanistan et d’Irak.
L’éruption impérialiste des années Bush (2000-2008) avait aussi, dans la combustion des énergies fossiles déchaînées rendant irréversible le réchauffement planétaire, suscité la montée des concurrents, singulièrement du nouvel impérialisme chinois. Frappante est la manière quasi stoïque et fataliste dont l’administration Biden assume la défaite totale en Afghanistan, prise en compte sans phrases de l’échec global de l’interventionnisme militaire US, qui a fait perdre 20 ans à la première puissance mondiale, qui reste néanmoins la première, faute d’alternative dans le cadre existant. L’immobilisme actuel, en regard des gesticulations frénétiques des années 2000, est pratiquement une impuissance assumée, ainsi qu’un pari sur les … talibans.
Vingt années et le gouvernement fantoche
Les vingt années d’occupation de l’Afghanistan par les États-Unis, flanqués, ne l’oublions pas, de nombreux auxiliaires y compris français, n’ont ni « construit une nation », ni figé la situation.
Elles ont délégitimé complètement les différents courants associés dans un gouvernement dont le caractère fantoche n’est pas allé en diminuant, mais en augmentant, et ont rongé leurs assises, notamment celles du mouvement de Massoud (assassiné le 9 septembre 2001) parmi les Tadjiks, sans parler de celles d’un Rachid Dostom, personnage sanguinaire qui synthétise les visages de la barbarie, ancien cadre du KGB et de l’appareil soviétique allié tantôt aux talibans, tantôt au gouvernement en place, connu pour avoir utilisé à grande échelle le procédé consistant à jeter ses prisonniers dans des containers pour qu’ils y crèvent en plein désert. Ce triste sire, que d’aucuns purent prendre pour gérant un « morceau d’Union soviétique » façon Donbass occupé, avait annoncé de manière tonitruante son retour de Turquie pour combattre les talibans ; il était, deux jours plus tard, réfugié auprès du régime ami d’Ouzbékistan.
Tout le gouvernement Ghani n’était qu’un gouffre à pots-de-vin, achevant de traîner dans la boue et la honte les directions de toutes les anciennes « factions afghanes », sauf les talibans et ceux qui les ont ralliés.
Vingt années et les talibans
Car les talibans aussi, ne sont pas strictement identiques à ce qu’ils étaient en 2001. Leur défaite militaire à la fin de cette année-là, procurée sur le terrain par l’Alliance du Nord (forces tadjiks issues du courant de Massoud), les a confinés à la frontière pakistanaise et dans les « provinces tribales » du Pakistan, comme le Waziristan. L’ancienne direction du mouvement, autour du mollah Omar, semble s’être étiolée progressivement. Omar lui-même est mort en 2013 et aucun amir al muminim (commandeur des croyants) ne lui a succédé. Le dirigeant effectif des talibans après 2001 est en fait le mollah Baradar, mais celui-ci est destitué du commandement militaire au profit de Djallaludin Hakkani en 2006, puis kidnappé par l’ISI pakistanaise en 2010. Hakkani, nouveau dirigeant effectif, n’est pas issu du noyau taliban, mais des moudjahidines des années 1980, où le « réseau Hakkani » est en relation avec la CIA et les saoudiens, et a probablement joué un rôle clef dans l’accueil et la protection, puis peut-être dans le lâchage, de Ben Laden. Celui-ci est liquidé par une opération commando US dans sa villa fortifiée d’Abbotabad, cité de l’ISI et de l’armée pakistanaise, le 2 mai 2011.
La stratégie des talibans, dirigés de fait par le réseau Hakkani, peut se résumer en trois points. Premièrement, formation d’une base militaire territoriale dans la zone frontière, avec plusieurs dizaines de milliers de combattants. Deuxièmement, pas d’offensive territoriale, mais des attentats systématiques, en territoire « occupé ». Troisièmement, recrutement tout azimuts sur une base de résistance nationale à l’occupation, drainant des organisations paramilitaires qui les avaient autrefois combattus, comme les forces de l’ancien redoutable chef islamiste Hekmatyar. Enfin, il est permis de supposer que la dimension pachtoune des talibans fut quelque peu relativisée, car depuis 2013 ils se sont infiltrés en milieu tadjik, par exemple. Toute cette stratégie n’aurait pas fonctionné sans la gabegie et la corruption du gouvernement fantoche, meilleur allié objectif des talibans.
Depuis 2018, Washington s’est orienté vers la négociation. Le mollah Baradar sort alors de prison et devient le grand négociateur. On saura sans doute un jour quelles tractations et luttes de factions dans les « organes » de l’appareil d’État pakistanais, mettant en jeu l’arrestation de Baradar qui l’a « congelé » pour le ressortir au moment opportun, la liquidation de Ben Laden … ont pu opérer durant ces années. Sommairement, on peut dire que la direction politique des talibans est représentée désormais par Baradar, et leur appareil militaire par l’ancien « réseau Hakkani ».
Ce n’est donc plus le mouvement millénariste et désespéré des années 1990, mais une déjà vieille organisation aguerrie et apte aux manœuvres politiques et diplomatiques, qui a promis, par la voie de Baradar qui fut prise au sérieux, non seulement par Trump (ce qui ne fait pas forcément très sérieux), mais par Biden, de ne sponsoriser aucun « terrorisme islamiste international » et, bien entendu, de protéger la circulation des marchandises et des capitaux, voire même de l’améliorer. En même temps, les talibans ont conquis le Nord non pachtoune de l’Afghanistan, précisément ce qui leur avait manqué en 1996-2001. Il faut toutefois préciser qu’avec les forces Hazaras, cette ethnie chiite du centre du pays (où les premiers talibans s’étaient fait mondialement connaître par la destruction des statues bouddhistes antiques), un accord a été passé ; il est significatif que les dirigeants Hazaras aient accepté la victoire de ces talibans-là, sans doute avec la pression en ce sens de l’Iran.
Aucune illusion sur les « nouveaux talibans ».
Aucune illusion ne doit être de mise sur le fond réactionnaire absolument maintenu et réaffirmé des talibans, centré sur la séquestration des femmes, et éventuellement sur leur rapt et leur appropriation par les combattants. Les quelques concessions annoncées – les femmes peuvent exercer la médecine auprès d’autres femmes, et les petites filles pourront, sans doute (c’est à voir …), aller à l’école, cinéma et vidéos ne sont plus interdites, et les cerfs-volants, un art d’Asie centrale qu’ils avaient interdit en 1996, pourront à nouveau voler certains jours …- ne signifient pas qu’ils seraient devenus moins réactionnaires, mais qu’ils ont acquis le sens de la realpolitik (le mollah Omar, qui n’est venu à Kaboul qu’une seule fois dans sa vie, n’aurait jamais fait de telles « concessions », c’est vrai !).
Fondamentalement, il s’agit bien d’imposer un tour de vis religieux et sexuel aux malheureux peuples d’Afghanistan, qu’à terme le gouvernement fantoche corrompu ne pouvait tenir. Et le centre de cette réaction consiste dans le voile religieux intégral et l’infériorisation des femmes, moyen de mise au pas généralisée.
Baradar, de Mike Pompeo à Wang Yi
Par contre, il n’est a priori pas très probable que les talibans au pouvoir à Kaboul jouent aux islamistes déstabilisateurs du prétendu ordre mondial. Ils vont chercher à montrer qu’ils défendent cet ordre-là. Mais pour ce faire, ils n’ont pas qu’un seul grand partenaire que seraient les États-Unis. C’est le même mollah Baradar qui s’est rendu en Chine fin juillet. Le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a salué les talibans, « force politique et militaire cruciale en Afghanistan », et leur rôle à venir dans « le processus de paix, de réconciliation et de reconstruction en Afghanistan », et en retour Baradar a promis que « le sol afghan ne sera pas utilisé contre la sécurité de la Chine », autrement dit que les Ouïghours n’ont qu’a bien se tenir.
Torture au nom de la charia à Kaboul, torture au nom de la lutte contre la charia au Xinjiang, sont les coté pile et face de la réaction. En aucun cas la victoire des talibans ne pourrait être « un encouragement à la résistance des musulmans en Chine », comme l’envisage l’article de Révolution permanente cité plus haut (la résistance des Ouïghours est d’ailleurs une résistance nationale, non religieuse).
Les talibans vont donner des gages, et ces gages ne seront pas des cadeaux sur la « condition féminine », mais l’aide à l’écrasement des Ouïghours, le soutien à la réaction au Pakistan, la main tendue à tous les grands de ce monde, et la prolongation de l’économie de l’héroïne, qui est leur base financière. Aucune aspiration démocratique, nationale et à la souveraineté des peuples afghans ne sera satisfaite, bien au contraire, et l’instabilité structurelle du Pakistan sera accentuée par l’extension de son influence jusqu’à l’Amou-Daria, derrière laquelle les capitaux de l’impérialisme chinois cherchent à s’investir, même si dans l’immédiat la victoire des talibans est à mettre en relation avec les aléas des luttes sociales au Pakistan (voir l’article de Jacques Chastaing). Et comme finalement les États-Unis ne sont pas arrivés à imposer une mise en œuvre « froide » et non catastrophique pour leur image et leur rang, de l’accord qu’ils ont passé avec les talibans, les conséquences globales de cet évènement ne vont aucunement dans le sens de la stabilité.
Les peuples d’Afghanistan, qui luttent depuis des décennies pour leur existence et leur indépendance, ne méritent ni les fantoches, ni les talibans. Mais pour les aider sérieusement, il faut analyser les faits et non pas plaquer ces représentations standardisées qui imprègnent bien des consciences « révolutionnaires » restées en retard de plusieurs guerres.
Par Vincent Presumey