« La communication des armées ne peut être jugée secondaire » Régis Hounkpè
Il cultive l’art du regard géopolitique et de la stratégie avec la rigueur d’un analyste chevronné et la pédagogie d’un passeur de savoirs. Régis Hounkpè est directeur exécutif d’InterGlobe Conseils, cabinet spécialisé en communication stratégique et en expertise géopolitique, basé entre la France et l’Afrique de l’Ouest. Il partage son temps entre missions de conseil, conférences et enseignement dans plusieurs institutions de référence, dont l’Université de Reims Champagne-Ardenne, l’École nationale supérieure des armées (ENSA) du Bénin, ou encore l’Institut des Relations Internationales et de la Gouvernance en Côte d’Ivoire.
C’est dans ses bureaux d’Abomey-Calavi que Cyrille Djami l’a rencontré pour évoquer une actualité aussi stratégique que brûlante : l’introduction récente d’un séminaire sur la communication stratégique des armées africaines, dans un contexte où la guerre de l’information devient un théâtre d’affrontements aussi crucial que les champs de bataille traditionnels.
Pour débuter, pourriez-vous nous présenter brièvement le contexte et les objectifs de votre séminaire à l’École Nationale Supérieure des Armées du Bénin, et expliquer pourquoi la communication stratégique est aujourd’hui un enjeu indispensable pour les forces armées africaines ?
J’ai le privilège depuis cinq ans de faire partie de l’équipe pédagogique de l’École Nationale Supérieure des Armées (ENSA) du Bénin, où je dispense deux séminaires : l’un consacré à la géopolitique du continent africain, et le second, plus récemment introduit en janvier 2025, dédié à la communication des armées. L’ENSA, en tant que haut-lieu de formation des officiers militaires béninois et africains préparant leur Diplôme d’État-Major (DEM), joue un rôle stratégique dans la formation de chefs militaires capables de répondre avec efficacité et lucidité aux défis sécuritaires contemporains.
Dans cette perspective, j’ai eu l’honneur de lancer cette année un nouveau séminaire axé sur la communication stratégique dans le contexte des crises géopolitiques. Son thème central, « la guerre informationnelle », s’inscrit dans un contexte où les conflits traditionnels cèdent progressivement la place à des formes hybrides de confrontation, transformant l’information en arme redoutable. Loin d’être périphérique, la communication est devenue un levier central — parfois instrumentalisé — dans la conduite des opérations militaires, brouillant les frontières entre vérité, fiction, et manipulation. Ce séminaire vise ainsi à initier les officiers-stagiaires aux subtilités de cette guerre invisible qui se mène désormais autant sur les écrans que sur les terrains.
Justement, en lien avec cette initiative pédagogique, vous avez retracé lors de votre intervention l’évolution historique de la guerre informationnelle. Comment cette évolution modifie-t-elle concrètement la manière dont les armées, et en particulier les armées africaines, doivent envisager la maîtrise des espaces informationnels en période de crise ?
J’ai effectivement tenu à remonter aux origines de la guerre informationnelle, en évoquant notamment le mythe du Cheval de Troie — que je considère comme l’« an zéro » de la manipulation psychologique. Cette opération emblématique de désinformation menée par les Grecs pour tromper les Troyens illustre bien les racines anciennes de la guerre des esprits. Aujourd’hui, ces logiques sont déclinées sous des formes multiples, portées par les technologies numériques et les médias sociaux, avec un objectif inchangé : dominer les perceptions, influencer les opinions, et redéfinir les équilibres de pouvoir.
Dans ce contexte, la maîtrise des espaces informationnels devient un impératif stratégique. Les armées ne peuvent plus se contenter de réponses classiques : elles doivent intégrer pleinement cette dimension dans leur doctrine et leurs dispositifs opérationnels. L’information n’est plus un simple support logistique ; elle devient un acteur à part entière des conflits contemporains, capable de modifier le cours des événements à travers la manipulation des représentations politiques, sociales et géopolitiques.
En prolongeant cette réflexion, et au regard de ces mutations, vous insistez aussi sur la nécessité de former les futurs chefs militaires à ces enjeux. Quelles approches pédagogiques ou outils spécifiques recommanderiez-vous pour mieux les préparer aux réalités de la guerre hybride ?
En échangeant avec les stagiaires, j’ai été agréablement surpris de constater que, contrairement à certaines idées reçues, nos armées ont bien saisi les enjeux de la guerre informationnelle. Certaines prennent même déjà des mesures d’anticipation pour contrer les campagnes de désinformation. Mais pour aller plus loin, j’ai plaidé en faveur d’une intégration claire de la communication dans les plans de défense et de sécurité. Cela implique de créer des unités spécialisées, composées d’officiers formés et d’experts civils compétents en communication, en cybersécurité, et en gestion de l’information.
Pour accompagner ce virage stratégique, il est crucial d’intensifier le renforcement des capacités, à travers des formations pratiques, des études de cas, des simulations de crise et une meilleure collaboration avec les médias, le monde académique et les acteurs de la société civile. Même si le « secret défense » impose des limites, la transparence stratégique, en temps de guerre comme de paix, peut renforcer la légitimité des forces armées et consolider le lien armée-nation.
En tenant compte de ces éléments, quel avenir entrevoyez-vous pour la communication stratégique dans les institutions militaires africaines ? Et quels conseils donneriez-vous aux officiers pour l’intégrer pleinement dans leurs plans de défense ?
La communication stratégique militaire a un avenir certain, car elle s’inscrit dans un monde où les instabilités se multiplient — dans le Sahel, le Golfe de Guinée, la région des Grands Lacs, ou encore au Maghreb. Ces tensions, de plus en plus hybrides, mobilisent autant les armes que les récits. Il serait dangereux de sous-estimer ou de marginaliser cet aspect des conflits contemporains. Il est impératif d’anticiper, de structurer des dispositifs informationnels efficaces, et surtout de reconnaître que la communication peut contribuer à la paix, autant qu’à la défense.
Elle doit participer activement à la construction d’un lien de confiance entre les forces armées et les populations. Dans un monde où la guerre se mène autant sur les terrains que dans les esprits, les États africains doivent se doter des outils nécessaires pour protéger leurs récits, leurs réalités, et leurs souverainetés.
si vous aviez l’opportunité de partager un repas avec une professionnelle africaine de la communication, vers qui se tournerait votre choix, et pourquoi ?
Sans hésiter, je choisirais Carole Sagbo, fondatrice de l’agence Denadi. C’est une communicante passionnée dont j’apprécie le dynamisme et la capacité à articuler communication, art, culture et gastronomie dans une vision singulière. Elle parvient à raconter l’Afrique avec audace, élégance et subtilité, à travers des campagnes où l’identité culturelle rencontre l’innovation stratégique. Je serais curieux d’échanger avec elle sur les passerelles entre communication publique, influence culturelle et souveraineté narrative.
Propos recueillis par Cyrille Djami, à Abomey-Calavi.